Par Valéry Laramée de Tannenberg
(article paru initialement dans L’Usine à GES n°100)
Si nous restons accrochés à notre business as usual, notre modèle de développement nous conduit tout droit à un réchauffement de 4 degrés. Ce coup de chaud pourrait survenir dès 2060, estiment certains climatologues. De quoi bouleverser le climat, notre environnement et notre organisation sociale et politique. Et voici à quoi cela pourrait ressembler.
La déveine. Alors que j’avais tout fait pour couvrir le mondial de foot d’Oslo (l’une des rares capitales où l’on puisse encore taper dans le ballon au mois de juillet), voilà que mon rédacteur en chef me colle le dossier de la commémoration du centenaire du débarquement en Normandie. Qu’est-ce que ça peut lui faire à ce cyborg de célébrer un événement que tout le monde a oublié ? Enfin…
Grâce à Google Brain, je plonge dans la matrice internautique. En quelques nanosecondes, mon dossier est constitué. Ne reste plus qu’à trier entre les teras de vidéo holographiques, de maquettes 3D, d’articles, de textes et de fichiers sons. Mais au fait, la Normandie, c’est où ? Brain a réponse à tout : c’était l’un des finistères de notre Occidentie. La région a presque été engloutie sous la montée de la mer. Les villes ont été reconstruites à une vingtaine de kilomètres dans les terres. Lorsque les cyberdrones sont lâchés, ils diffusent des images bizarres. Au-dessus d’une ville qu’on appelait Le Havre, on aperçoit encore les restes des cheminées de la centrale électrique. « Hé ! hé ! », me souffle Brain en langage Cloud, « c’était la première centrale équipée d’un système de captage de CO2. La blague ! Ça n’a pas suffi ce truc. »
En moins de 50 ans
Quand on y pense, dans les années 2000, ils espéraient balancer sous terre tout le carbone rejeté par leurs usines, leurs centrales, leurs cimenteries pour stabiliser le réchauffement à 2 °C. Ben, ça n’a pas marché. Vraiment pas. En juin 2044, d’après Brain, nous flirtons avec un réchauffement de 4 °C par rapport à l’ère pré-industrielle. 4 °C ? Pas mal. Ils ont fait fort, nos aïeux, pour réussir en moins de cinquante ans ce que la déglaciation n’a pu réaliser qu’en plusieurs milliers d’années.
« Au fait, Brain, comment ont-ils fait ? » Petite recherche… Voilà. Donc, au début du millénaire, le monde n’était pas tout à fait comme aujourd’hui : six continents, près de 200 États. Tiens, l’Europe était réunie. Incroyable, il y avait des terres habitées au-dessus d’Anvers aux Pays-Bas. Enfin, maintenant, c’est des pays très bas sous l’eau ! Et c’est partout pareil. Ce petit royaume avait une île commune avec la France, dans les Caraïbes. Sint-Maarten, oui, c’est ça. Mais avec la montée des eaux, ne restent plus que les collines sur lesquelles se sont fixés les banques et quelques habitants.
Îles flottantes
À propos d’îles, c’est incroyable. Beaucoup ont disparu. À l’époque, une organisation (l’Aosis) regroupait 37 petits États, chacun installé sur une petite île ou un archipel. Depuis que le niveau moyen de l’océan s’est élevé de plus d’un mètre, tous ont disparu. Mais bon, pas de problème. Suite à l’instauration d’une forte taxe sur les publicités de Intern@Oil, la communauté internationale a financé la construction d’îles flottantes où toutes les populations de l’Aosis ont été déplacées. Pas de problème ? Ah si, tout de même. Les cyclones se multipliaient et les super-radeaux ont rompu leurs amarres. Depuis, ils se baladent au gré des courants, sans espoir pour les îliens flottants de débarquer un jour. On y veille !
Plus d’habitants, moins de nourriture
Il faut dire que c’est devenu compliqué, à terre. Sous le double effet du réchauffement et de la modification du régime des pluies, l’agriculture en a pris un sacré coup. Les rendements ont chuté de 30 à 50 % par rapport au début du siècle.
Dans le même temps, l’Humanité n’a pas chômé. Le nombre de Terriens est passé de 7 à 9 milliards. Plus de monde avec moins de nourritures à se partager : ça a créé un certain stress. L’Afrique du centre, le Moyen-Orient, l’Afrique méditerranéenne, l’Asie du sud, l’Amérique hispanique et ce qui reste des Caraïbes ont été frappés par la malnutrition et l’« antidéveloppement ». Tout ce petit monde a tenté de tailler la route, culbutant les garde-frontières nord-américains et européens. Les États n’ont pas résisté. Et allez hop ! Retour au Moyen Âge ! Désormais, le pouvoir est aux mégapoles. Enfin, à un petit bout des mégapoles : celui dirigé par l’Élitocratie. Ah, s’il fallait expliquer le concept d’Élitocratie à un confrère du début du siècle… Pas simple. Pour résumer, ce sont des gens très fortunés qui bénéficient des progrès constants de la génétique et de la cybernétique. Leurs multiples prothèses dernier cri les rendent « hyperperformants ». Leur espérance de vie est immense car ils habitent des unités ultrasécurisées et protégées des pollutions dans les mégapoles dont je vous parle.
Sombre côte d’Azur
Le réchauffement massif a aussi apporté son lot de maladie. Les prospectivistes des années 2000 pensaient que l’été qu’ils avaient connu en 2003 serait représentatif de ce que subiraient leurs descendants. C’était pas mal pensé. Dans la seule Europe, « la canicule », comme ils l’ont appelée, a tué 70 000 personnes : morts de chaud ; morts de soif ; terrassés par des malaises cardiovasculaires. Mais ils n’y étaient pas du tout en fait, nos ancêtres ! Ils ne pouvaient pas s’imaginer que leur « canicule » ressemblerait à ce que nous, deux générations plus tard, appelons « un été plutôt frais ».
L’été, c’est notre saison la plus redoutée. Certes, elle vient après les inondations du printemps qui dévastent régulièrement, l’Angleterre, l’Occidentie, l’Eurocentrie et la bande littorale méditerranéenne. (Entre nous, on se moque un peu de ce qui se passe dans cette zone-là, car plus personne n’y habite. Le réchauffement de près de 10 °C a fait fondre comme caramel mou au soleil les velléités d’occupation du pourtour méditerranéen.) Bref. Tout ça pour dire que, l’an dernier, 250 000 personnes ont disparu, emportées par les fleuves et les rivières en crue dans les trois régions. « Ça reste dans la moyenne », disent nos statisticiens. Nous voilà rassurés.
« Les victimes n’ont que ce qu’elles méritent », ajoute l’Élitocratos, organe dirigeant de nos mégapoles. Habitant dans des zones inondables, elles en connaissent les dangers. Mais !? Quelque chose me chagrine ! Les zones non inondables, j’y pense, sont inaccessibles, financièrement et physiquement. Sauf si l’on est Élitocrate accrédité. Les non-élitocrates non accrédités (les NéNa) n’y posent pas un orteil. Et qui gère les accréditations ? Les Élitocrates !
Comme de tristes tropiques
En plus de jouer aux distributeurs de permis de visite, nos élites ont un autre passe-temps : contrecarrer les travaux de la 27e sous-commission chargée de démocratiser les prothèses et les masques respiratoires. Oui, car nous, NéNas, avons un sérieux problème. L’air que nous respirons, très chaud et sec ou extrêmement humide (selon le vent), est chargé d’ozone, de poussières, d’oxydes d’azote et de nombreux allergènes. Il faut pouvoir habiter des espaces climatisés et sortir en portant un masque pour échapper à tout cela. Au printemps, les inondations apportent leur lot de maladies : les épidémies de choléra sont aussi courantes que l’étaient celles de grippe aviaire il y a un demi siècle. L’été, le paludisme nous guette. La lutte contre ces maladies, que l’on disait autrefois « tropicales », est l’un des gros business de l’Élitocratie. Et pour cause : il y 20 fois plus de personnes atteintes par la malaria qu’en 2000. Un Terrien sur deux doit désormais sucer ses pastilles de superquinquina génétiquement modifié ! Aux « maladifs », comme ils les qualifient, les Élitocrates conseillent de se refaire une santé au bord de la mer. Ah ! si seulement… La mer ? Elle est acide à vous peler vif. Voilà qui me ramène au Débarquement de 44 et à ses vétérans. Quand ils revenaient pour les commémorations en Normandie, je lis qu’ils mangeaient des trucs complètement effacés de nos mémoires superflash : des moules, des huîtres, des oursins, des ormeaux, des araignées de mer, des soles. Brain me dit que la sole a disparu il y a trente ans : elle avait des trous d’acide dans la peau.
Je te vois venir, ami lecteur – si tu m’as suivi jusqu’à cette ligne-ci. Tu penses que tout cela sort de l’esprit malade d’une journaliste en quête de sensationnalisme ou de reconnaissance faciale ? Même pas. Hormis l’Élitocratie (qui porte actuellement un autre nom), cette plongée dans notre avenir proche m’a été offerte par les scénarios que le Giec, la Banque mondiale et des prospectivistes français publient régulièrement. Il ne tient qu’à nous que ces prédictions terrifiantes restent sans lendemain. Alors, faisons vite ! Il n’y a pas, dans cette histoire, de retour vers le futur.